Alain Finkielkraut, philosophe et essayiste, et Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, incarnent tout ce que le conflit israélo-palestinien peut déclencher de passions, d’animosités et d’engueulades. Deux hommes que tout oppose: le point de vue, le style, le tempérament. Le premier défend Israël avec lucidité et pourfend le nouvel antisémitisme avec véhémence. Le second, praticien de l’humanitaire, est un avocat ardent de la cause palestinienne.
Les deux hommes croisent le fer dans une longue et sulfureuse conversation sur le conflit israélo-palestinien, La discorde: Israël-Palestine, les Juifs, la France. Conversations avec Élisabeth Lévy (Éditions Mille et Une Nuits). Finkielkraut et Brauman s’étaient déjà heurtés violemment sur la scène médiatique au sujet du sempiternel contentieux israélo-palestinien. Mais leur commune exigence de vérité les conduira pourtant à accepter un pari difficile, renouer le fil d’un dialogue authentique, qui a eu lieu de septembre 2003 à août 2006. Mais peut-on encore dialoguer sur un thème aussi désespérant que l’affrontement entre Israéliens et Palestiniens?
“Rony Brauman n’est pas Palestinien et je ne suis pas Israélien. Nous sommes tous les deux Français et Juifs, mais nous sommes chacun sur une rive, nous appartenons, si j’ose dire, à des camps très différents l’un de l’autre. Notre pari: que la conversation entre nous était possible. Ce livre d’entretiens témoigne d’un effort pour empêcher que l’antagonisme ne bascule dans la haine. Je crois que cet effort a été couronné de succès. L’antagonisme demeure, nulle synthèse, nul consensus ne vient apaiser la discorde, mais au moins avons-nous pu parler et été contraints par le défi des arguments de l’autre à aller au meilleur de nous-mêmes. La seule question est de savoir si ce dialogue est singulier ou s’il peut avoir valeur d’exemple? Malheureusement, notamment en France, où la haine déferle, l’expérience que j’ai eue avec Rony Brauman est condamnée à demeurer une exception”, explique Alain Finkielkraut en entrevue. Israël, rappelle le philosophe, est depuis sa fondation l’objet d’ une “violente campagne de délégitimation”.
Aucune autre nation sur la terre n’est dénigrée avec autant de mépris et de haine. “Personne n’oserait dire que les États-Unis, le Canada, la Pologne, la Lituanie ou l’Algérie ont été des erreurs. On ne se permettrait pas d’insinuer que ces nations n’auraient pas dû naître, ou renaître. Le conditionnel est toujours réservé à Israël. Tous les autres États sont des “donnés”, seul Israël est “un défaut” ou “un dommage”. Mais dommage, défaut, fiasco, erreur… par opposition à quoi? À l’épanouissement des Juifs dans l’Europe pluriculturelle des années 1930? Au paradis de la “dhimmitude” en Terre d’islam? Au Birobidjan -la République autonome juive, créée sur une décision de Staline en 1934 aux confins de la Sibérie, à la frontière chinoise? Ce projet tomba très vite en désuétude. À l’autonomie culturelle revendiquée par le Bund? À la douceur d’être un peuple en Diaspora? Aux avances du Mufti de Jérusalem, qui noua des liens étroits avec le régime nazi? À un État binational et multiconfessionnel? Si l’on en juge à la situation toujours plus précaire des non-Musulmans dans le monde arabe, cette solution, personne n’en veut et surtout pas ceux qui la préconisent. Comme l’écrivait, dès 1980, le grand historien J. L. Talmon à Menahem Begin, alors Premier ministre d’Israël: “De nos jours, le seul moyen d’aboutir à une coexistence entre les peuples est, bien que cela puisse paraître ironique et décevant, de les séparer””.
D’après Alain Finkielkraut, si les colons juifs ont échoué, c’est parce qu’ils n’ont pas su répondre à la question: comment Israël peut-il rester un État juif et démocratique? “Leurs seules réponses, c’était le transfert des Arabes ou le deus ex machina d’une immigration plus massive encore que celle des Juifs soviétiques dans les deux dernières décennies du XXe siècle. La première éventualité est inacceptable, la seconde, délirante, dit-il. Mais l’opinion éclairée refuse de prendre acte de cet échec, car, pour elle, juif et démocratique sont des attributs incompatibles. Soit un État est juif, soit il est démocratique. Soit il repose sur des critères “ethnico-religieux” et sur le droit de sang, soit il confère des droits égaux à tous ceux qui sont nés sur son sol, quelle que soit leur religion ou leur origine. L’idée démocratique se détache de l’idée nationale et place les Juifs, qui ont cru, par le Sionisme, réintégrer l’Histoire, en porte-à-faux avec l’Histoire. Et voici qu’on leur demande, pour rattraper le train, de cesser à la fois d’être un État occupant en se retirant des Territoires conquis en 1967 et d’être un État juif en acceptant le droit au retour des Palestiniens à l’intérieur d’Israël. Si c’est cela le sens de l’Histoire, les Juifs vivront à contretemps et ils auront raison.”
La question de la recrudescence du nouvel antisémitisme occupe une place importante dans le débat entre les deux intellectuels. Nombreux sont les Juifs qui se sont rendu compte dans l’adversité de l’intensité et de la profondeur de leur attachement à Israël, rappelle Alain Finkielkraut. “Cet attachement, ils n’entendent ni le sacrifier ni le dissimuler pour apaiser ceux qui aujourd’hui les accusent. Plutôt que de plier devant la haine, ils veulent que celle-ci soit appelée par son nom. Sans succès. C’est, en effet, dans les diverses manifestations de l’“antisémitisme antidémocratique” que la vigilance politique de notre temps est entraînée à reconnaître la “Bête immonde”. Elle sait défendre l’égalité de tous contre la hiérarchie naturelle des êtres, le droit du sol contre la mystique de l’enracinement, l’ouverture contre l’exclusion, l’amour contre les murs, le verre contre la pierre, le cosmopolitisme contre le nationalisme et la circulation des identités contre l’obsession des origines.” Mais l’antisémitisme actuel prend la vigilance à contre-pied. Ce qui anime cette phobie des Juifs, c’est la phobie de la phobie, la passion de la ressemblance, l’idéal démocratique lui-même, note l’auteur de La défaite de la pensée. “Ce qui est reproché aux Juifs, ce n’est pas d’être inassimilables ou dissemblables, c’est de profaner, à leur tour, la religion de l’humanité en élevant une cloison entre eux et les autres hommes. Non seulement la vigilance post-hitlérienne n’est pas armée contre “l’antisémitisme démocratique”, mais cet antisémitisme apostrophe les Juifs sur un ton de plus en plus vigilant.” Nous vivons à une époque de grandes incertitudes où les banalisations et les confusionnismes socio-historiques ont pignon sur rue, constate Alain Finkielkraut.
“Qui aurait pensé, après les grands traumatismes du XXe siècle, qu’au moment de devenir une puissance nucléaire, l’Iran organiserait un concours international de caricatures de l’Holocauste et présenterait les deux cent quatre “meilleurs” dessins dans le musée d’art contemporain palestinien de sa capitale? Qui aurait imaginé que la recrudescence spectaculaire des violences antisémites en Angleterre serait dénoncée non pas par les grands intellectuels britanniques, frénétiquement adonnés à la réprobation d’Israël, mais par les seuls représentants de la Communauté juive? Qui aurait pu croire qu’un amuseur français revendiquant haut et fort ses origines africaines deviendrait l’idole des cités pour avoir désigné le judaïsme comme une escroquerie et les Juifs comme des “négriers reconvertis dans la banque, le spectacle et aujourd’hui l’action terroriste” -il parle de l’humoriste Dieudonné? Le temps est révolu où la mémoire et la mauvaise conscience de l’Occident tenaient la haine des Juifs en respect. Nous sommes entrés dans l’après après-guerre.”
Elias Levy © Canadian Jewish News
Texte aimablement transmis par COMMUNIQUÉ ISRANET, Volume VI, Numéro 277, 9 mars 2007 Un service de L’I.C.R.J. L’Institut canadien de recherches sur le Judaïsme
Professeur Frederick Krantz, Directeur